Fort de ses 35 000 soutiens, Jean-Marc Jancovici se rêve en “pouvoir de nuisance”

PARIS — On aurait pu l’imaginer souriant : lancée mi-mai, la campagne pour “décarboner la France” du Shift Project, le collectif qu’il préside, a déjà récolté plus de 4,5 millions d’euros grâce à des dons de plus de 36 000 personnes.

Mais Jean-Marc Jancovici a débarqué à la rédaction de POLITICO dans sa traditionnelle tenue de combat, ce mercredi après-midi, gros sac à dos bleu sur l'épaule et chemise blanche, et sans se départir de la moue un peu fermée qu’on lui connaît jusque sur les plateaux de télévision, pas plus que de son ton un brin professoral, lui qui ne cache pas sa méfiance à l’égard de la presse. 

“Janco”, comme l’appellent ses nombreux adeptes, a répondu une heure durant à nos questions. Il n’avait pas beaucoup plus de temps : chaleur affolante oblige, celui qui figure en 15e position de notre classement des 40 personnalités les plus influentes en 2025 écume ces jours-ci les médias pour parler de climatisation — ce dont il n’avait pas manqué de se plaindre. 

Même s’il pouvait s’y attendre, vu la tournée médiatique qu’il s’est offerte, le succès de sa levée de fonds l’a un peu dépassé : “On est en train de naviguer à vue, dans le bon sens du terme : comme on a plus d’argent que prévu, on se demande ce qu’on va faire”, explique-t-il. 

Le Shift Project a déjà tracé les grandes lignes . Grands travaux sur la défense, l’adaptation, l’alimentation, des rapports, des propositions, un livre, des kits de campagne, l'organisation d’un débat entre candidats... La palette de ce qui était planifié avant la collecte était déjà large. Cette nouvelle manne permettra a minima de “faire en plus grand ce qu’on fait déjà”, promet Jean-Marc Jancovici.

“Par exemple, au niveau européen, nous avons un représentant à Bruxelles que nous n’étions pas sûr de pouvoir garder. Là, on se pose la question de savoir si on ne peut pas passer à deux.”

Dans la to-do list du Shift Project, mettre les sujets énergie et climat “au cœur de l’agenda médiatique” figure aussi en bonne place. Une gageure, alors que les politiques reculent et que les principaux médias se désintéressent de ces sujets.

“On est peut-être d’autant plus utiles que le thème n’est pas porteur”, euphémise Jean-Marc Jancovici, persuadé de ne pas voir l’issue de son combat pour laquelle il faudra attendre deux générations.

Cela ne l’empêche pas de sillonner la France. Il parle au monde de l’entreprise et assure vouloir aussi — et surtout — trouver des alliés dans la société civile, même si le profil sociologique des Shifters qui l’entourent ne facilite pas la tâche. Ce sont beaucoup d’urbains, beaucoup d’ingénieurs, beaucoup d’hommes. “Beaucoup trop”, dit-il avec lucidité.

Mauvais augures

Pour lui, la France et l’Europe vivent “une période de douloureux réveil” après avoir cru au doux rêve d’une croissance verte. Le sevrage du pétrole — “le sang de l’économie”, dixit Jean-Marc Jancovici — ayant déjà débuté, l’apprentissage s’annonce difficile.

“On s’est imaginé qu’avec moins de ressources et moins d’énergie, on allait avoir plus de PIB”, déplore Janco. “Moi, cela fait vingt ans que je dis que c’est faux. La décarbonation et la sobriété sont récessives”. Il en est convaincu depuis très longtemps : “La transition douce, sympathique dans la croissance et le bonheur, ça n’arrivera pas”.

Dans le futur, il s’attend à “des chaos, des douleurs, des drames, du flou. Tout ce qu’on observe en ce moment”.

Il prophétise aussi une “discontinuité” — sans s’avancer sur la forme qu’elle prendra — qui poussera (enfin) à l'acte. Les travaux du Shift Project seront ce jour-là très utiles et prêts à l’emploi, veut-il croire.

Et dans cette transition qui sera sans doute vertigineuse, le nucléaire ne sera qu’un “parachute ventral amortissant la chute” qui “n’évitera pas la décroissance”, note l’expert sexagénaire, à rebours de son image d’écolo le plus nucléariste de France, qu’il conteste. 

Le cantonner à cela, il l’admet, le rend grognon. S’il a été “vocal” sur ce sujet, c’est parce que la mouvance historique de l’écologie politique “l’accusait de tout un tas de maux qui ne sont pas fondés”, justifie-t-il. Réussir à sortir de cette case et faire entendre qu’il propose davantage une vision systémique sera un enjeu majeur s’il veut peser plus largement.

2027 ? Oui, mais pas pour lui

En début de mandature, il a écrit à tous les groupes politiques pour leur proposer une rencontre. A l’Assemblée, les Ecologistes ont répondu positivement, tout comme les Indépendants du Sénat. Il doit voir la droite la semaine prochaine. 

Mais les politiques sur le devant de la scène nationale ne sont pas sa priorité. Ni les principaux partis, qui sont tous “croissantistes”, c’est à dire qu’ils présupposent la croissance et ne peuvent pas s’appliquer sans cette dernière, ce qui ne va pas dans la ligne esquissée par le conférencier. Les élus locaux éveillent davantage son intérêt, parce qu'ils sont plus dans l’action que les effets de manche, selon lui.

Eux le surveillent de près, en revanche. Car l’auteur du best-seller Un monde sans fin (Dargaud, 2021) est devenu l’un des visages français de la lutte contre le réchauffement climatique. Au point de voir son nom testé dans des sondages sur la prochaine élection présidentielle.

Jean-Marc Jancovici assure pourtant qu’il ne suivra pas les traces de Nicolas Hulot. Comprenez : pas question de menacer de se présenter en 2027 afin d’obtenir plus d’engagements en faveur de l'écologie de la part des candidats. 

Peser le plus possible, oui, mais sans aucune “intention de faire autre chose”, cadre-t-il ainsi. “Notre rôle, c’est de nous créer des alliés parmi les gens qui vont pouvoir piloter l’action. Et ça, ce n’est pas quelque chose qui se travaille à quinze jours du premier tour”, pointe-t-il pour mieux justifier sa collecte de dons.

Fermez le ban : l’ingénieur et polytechnicien de formation veut et pense seulement pouvoir être un “pouvoir de nuisance” pour forcer les candidats à prendre en compte les sujets qu’il affectionne.

Marion Solletty et Alexandre Léchenet ont contribué à cet article.